L’expansion du Port de Montréal met en péril un poisson québécois


Le biologiste Pierre Dumont a vécu à Montréal et travaillé dans les eaux autour de l’île pour la majeure partie de sa carrière, et pourtant, le fleuve Saint-Laurent reste encore plein de mystères pour lui. Il se spécialise en faune marine des basses terres du Saint-Laurent, ce qui inclut le chevalier cuivré, un poisson en péril qui n’existe qu’au Québec.

Ses frayères sont les eaux au sud du barrage Saint-Ours, qu’il rejoint grâce à une route commençant à l’embouchure du Saint-Laurent, continuant vers le sud pour retrouver la rivière Richelieu, puis empruntant une passe migratoire pour poissons (une structure composée de bassins en escaliers qui permet au poisson de contourner le barrage) construite en 2001.

« On ne sait pas s’il prend cette route à chaque année ou au deux ans. Mais, donc, j’ai 10 ou 12 ans, je descends le fleuve et j’arrive à Sorel. Qu’est-ce qui me dit de faire ça ? Je ne le sais pas. J’aimerais être poisson des fois pour le deviner », a dit Dumont. Alain Branchaud, un autre biologiste, décrit le chevalier cuivré comme un Québécois typique, oscillant entre les fêtes nationales. « Il hésite entre le 24 juin et le 1er juillet pour aller se reproduire … Si c’est un peu plus chaud, il va se reproduire plus à la Saint-Jean. Si l’eau est un peu plus froide, ça va être plus vers la fête du Canada », dit Branchaud, directeur général de SNAP Québec, la section provinciale de la Société pour la Nature et les Parcs du Canada.

Après la frai, les chevaliers cuivrés peuvent rester dans la rivière Richelieu ou retourner vers le Saint-Laurent où les herbiers sont une source d’alimentation. Ce poisson unique est équipé de molaires qui peuvent briser les coquilles des mollusques desquels il s’alimente dans les herbiers sous-marins situés dans les zones avec des courants doux.

Le chevalier cuivré est endémique au Québec servant en tant que source d’alimentation pour des communautés autochtones. Son habitat naturel et les herbiers qui l’alimentent au long du fleuve Saint-Laurent sont menacés par l’expansion du port, ce qui l’ajoute à une liste d’autres espèces en peril qui pourraient être affectées par le projet. Photo: Fournie par SNAP Québec

Ce garde-manger, et avec lui les habitats d’autres espèces menacées, telles que la rainette faux-grillon de l’Ouest, seraient endommagés par l’expansion proposée du Port de Montréal à Contrecoeur, une ville juste en dessous des 10,000 habitants, environ 40 kilomètres en aval de la métropole. Pendant des années, si ce n’est des décennies, l’Administration portuaire de Montréal a poussé un plan afin d’accroître leur capacité de 60 pourcent. Cette proposition a reçu un grand coup de pouce lorsque le 11 septembre, le premier ministre Mark Carney a annoncé que l’expansion du port pourrait être l’un des cinq projets d’infrastructure dont la mise en place serait accélérée grâce au Bureau des grands projets créée en juin, moment où le gouvernement a passé la Loi visant à bâtir le Canada à travers le projet de loi C-5. Cette recommandation positionnerait le projet comme étant d’intérêt national, promettant ainsi un examen fédéral dans les deux ans et tous les enjeux et conditions environnementales n’entrant en compte qu’après le feu vert.

Les travaux préparatoires dans la nouvelle zone terrestre du port sont censés commencer ce mois-ci, tandis que l’administration portuaire attend le permis de Pêche et Océans Canada pour débuter les travaux en zone aquatique. L’administration a reçu la nouvelle que la demande a été complétée le 28 août et devrait recevoir une réponse d’ici le 28 novembre.

La même journée où Carney dévoilait sa liste de grands projets, le Centre Québécois du Droit de l’Environnement a décidé de poursuivre le gouvernement fédéral en justice afin de remettre en question le bien-fondé de la loi C-5, déclarant que la législation donne au gouvernement des pouvoirs excessifs qui portent atteinte à la démocratie et à la protection de l’environnement. Selon Branchaud, si le permis de Pêche et Océans Canada est donné, SNAP Québec pense également poursuivre en justice le gouvernement fédéral pour avoir enfreint la Loi sur les espèces en péril, puisque le projet empiéterait sur l’habitat essentiel du chevalier cuivré. Le poisson a été inclus dans la Loi sur les espèces menacées du Québec en 1999, et a également été inscrit comme à risque sous la Loi sur les espèces en péril au niveau fédéral en 2007. En 2022, un rapport de Pêche et Océans Canada a montré qu’un rétablissement était possible grâce à un programme de frayage artificiel — bien qu’il soit dépendant du fait d’éviter ou réduire les menaces à ses habitats.

Le Port de Montréal est le port le plus grand de l’est du Canada, et l’Administration portuaire de Montréal a dedié des années
promouvoir son expansion. Un des arguments des défenseurs du project est que la capacité accrue est nécessaire parmi les perturbations commerciales avec les États-Unis. Photo: Christopher Katsarov Luna / The Canadian Press

Pour sa part, l’administration portuaire a déclaré que, pour le moment, vu qu’elle est en attente du permis de Pêche et Océans, il n’y a pas d’intention d’utiliser la Loi visant à bâtir le Canada pour contourner la loi environnementale. « Il n’y a pas de plan B, il n’y a qu’un plan A qui est de respecter le processus et la loi
», un représentant de l’Administration portuaire de Montréal a dit lors d’une conférence de presse le 1er octobre.

L’expansion de Contrecoeur permettrait l’entrée et sortie additionnelle de ce qui serait plus d’un million de conteneurs maritimes de taille standard, par an. C’est une affaire dont le coût s’estime à $2.3 billions qui proviendront en partie du gouvernement fédéral et provincial, leurs parts respectives étant de $150 millions et $130 millions (le reste du financement n’a pas de source claire attribuée).

Cependant, des groupes environnementaux comme SNAP tout comme des experts en affaires questionnent le besoin même de l’expansion, vu que les quais bondés de la fin de la pandémie sont maintenant de l’histoire ancienne et le nombre d’importations continue de baisser. En 2024, 4.8 pourcent de conteneurs en moins que l’année précédente étaient gérés dans le Port de Montréal, le plus grand dans l’est du Canada. Un des arguments de la part du premier ministre québécois François Legault et d’autres défenseurs est que la capacité accrue est nécessaire pour diversifier les marchés parmi les perturbations commerciales avec les États-Unis.

Le chevalier cuivré a vu son habitat être transformé par les humains pendant des siècles et ne tient qu’à un fil

Un scientifique et pêcheur de Montréal fut le premier à mettre l’attention du gouvernement fédéral sur le chevalier cuivré en 1942. Bien avant ça, le poisson était déjà important pour les communautés autochtones de la région. « Depuis les années 1950 la limite de la communauté vis-à-vis des impacts cumulatifs sur les droits de pêche autochtones dans le fleuve Saint-Laurent a été dépassée. Beaucoup de ces impacts et ceux d’autres projets qui seront certainement liés au projet à Contrecoeur iront s’ajouter à l’impact existant sur la qualité de l’eau, les milieux humides, les poissons et leurs habitats », a déclaré le Conseil Mohawk de Kahnawà:ke dans une lettre à propos de la proposition d’expansion du port adressée à l’agence gouvernementale s’occupant des évaluations environnementales en 2019.

La lettre disait que le Kaniatarowanenne, ou le fleuve Saint-Laurent, est important pour les Mohawks depuis la nuit des temps. Le chevalier cuivré n’est qu’un des aliments que la rivière offre, nous dit la lettre, de même que la sauvagine, l’anguille, l’esturgeon, le doré jaune et les moules. Des siècles de dégradation environnementale et de développement ont pollué le Saint-Laurent et ses tributaires, dit-elle encore, rendant la pêche et la récolte dangereuses et enfreignant les droits constitutionnels des Mohawks, résidents de Kahnawà:ke — juste au sud de Montréal — inclus.

Une illustration de l’artist Ghislain Caron pour l’etiquette de Rescousse, une bière lancée en 1998 pour une campagne de levée de fonds pour le chevalier cuivré. Le développement et la dégradation environnementale dans le fleuve Saint-Laurent et la region de Montréal ont contribués au déclin du poisson. Photo: Fournie par SNAP Québec

Aucune des trois Premières Nations qui furent consultées sur la proposition a accepté d’être interviewée par The Narwhal, mais dans sa lettre, le conseil a souligné que les dégâts de dragage aux herbiers qui servent d’alimentation au chevalier cuivré ne sont qu’une parmi de nombreuses inquiétudes soulevées par Kahnawà:ke à propos du projet. En juin, le grand chef de Kahnawà:ke Cody Diabo est allé à Ottawa pour protester contre la loi C-5, et a dit à l’APTN que Carney a refusé sa demande pour une rencontre.

Les scientifiques expliquent que la baisse du nombre de chevaliers cuivrés est sûrement dû à une confluence de facteurs : l’agriculture qui répand des pesticides et des herbicides dans les eaux, des activités sportives en plus grand nombre dans les espaces de reproduction ainsi que le développement. Les préparatifs de Montréal pour l’exposition universelle Expo 67 ont aussi radicalement modifié le paysage, comprennant des excavations, des remblayages et l’utilisation du DDT, un pesticide qui depuis a été banni au Canada. Des fouilles archéologiques ont découvert des restes de chevalier cuivré dans des sites de préparation alimentaire autochtones et à une auberge du Vieux Montréal, ajoutant la pêche aux possibles facteurs de stress.

Branchaud voit cette liste comme une suite de coups individuels qui ont été reçus : un coup vous mettrait en colère, puis un deuxième vous déstabiliserait et un troisième pourrait vous mettre KO. « Le chevalier cuivré, on est rendu à 123 coups de bâton sur cette population, on ne peut pas se permettre d’en donner un autre », a-t-il dit.

En 2021, Pêche et Océans Canada a donné à l’Administration portuaire de Montréal une liste de 330 conditions pour que l’expansion soit approuvée. Parmi celles-ci, l’administration portuaire doit compenser pour les herbiers détruits par le projet, un superficie que l’administration planifie doubler. Le travail de dragage qui fera des dommages à l’habitat essentiel du chevalier cuivré est censé commencer en 2027, même si l’Administration portuaire affirme que l’établissement fructueux d’herbiers compensatoires à l’Île aux Boeufs, soit 25 kilomètres en amont de la rivière, viendra en priorité.

« On pourra développer, durant un an et demi à deux ans, tous les travaux compensatoires pour rattacher le chevalier cuivré aux nouveaux herbiers. … Il y a deux choses qu’on regarde. C’est sa performance et sa propagation », a dit Paul Bird, le directeur commercial de l’Administration portuaire lors d’une conférence de presse en début octobre.

Dans un rapport d’avis scientifique de 2021, publié par SNAP Québec, quatre scientifiques se sont opposés à l’expansion proposée à Contrecoeur par peur qu’elle mène à l’extinction du chevalier cuivré. Ils disent que les conséquences néfastes du projet sont sous-estimées et les bénéfices tirés des mesures de compensation comme au mieux hypothétiques. La valeur du remplacement des habitats de poisson est questionnée ailleurs au Canada également : en Colombie Britannique, des scientifiques estiment qu’un manque d’entretien fait entrave au succès.

La construction et le dragage du Saint-Laurent feraient aussi une sédimentation et perturberait les contaminants enfouis dans les profondeurs, y compris des composés de butylétain — des perturbateurs endocriniens qui pourraient porter atteinte au cycle reproductif déjà compliqué du poisson. Il n’y a que quelques centaines de spécimens connus de l’espèce de chevalier unique à cette partie très occupée du Saint-Laurent et quelques-uns de ses tributaires, des eaux pour lesquelles Branchaud est en première ligne de défense. En 1998, il a fait partie d’un effort concluant pour changer le nom du poisson de suceur cuivré à chevalier cuivré — une refonte qui a connu son succès grâce à une attention médiatique accrue, ou encore des campagnes de levées de fonds, telles que le lancement d’une bière appelée Rescousse avec le poisson sur son étiquette.

Branchaud croît que l’expansion du port arrive à un moment où le chevalier cuivré est déjà aux soins intensifs. Il voit la proposition de restituer une partie de l’habitat essentiel comme étant tellement grande qu’elle pourrait finir par nuire à d’autres espèces sans réellement apporter une contribution de taille à la protection du poisson menacé.  Lors de la conférence de presse, un représentant de l’Administration portuaire de Montréal a déclaré : « On vise à intervenir sur 0.9 hectares, l’équivalent d’un terrain de soccer d’herbier. L’habitat complet du chevalier cuivré, il fait plusieurs milliers d’hectares ».

Branchaud est en désaccord. « Imagine que l’habitat du chevalier cuivré est une personne. Les différentes parties de l’habitat essentiel seraient le cœur et le cerveau. Est-ce que tu accepterais de te faire enlever un petit bout de cœur ? Et ne sois pas inquiet, nous allons t’en greffer un autre, disons dans le dos », a-t-il dit … « [Le représentant] n’est pas scientifique et ne comprend pas ces concepts ».

Le chevalier cuivré
est difficile à voir dans son habitat naturel, dû à son déclin. À gauche, un biologiste tient un poisson dans une station de recherche; à droite, un pêcheur tient un poisson sauvage qui sera relâché. Photos: Fournies par SNAP Québec (gauche) et Darian Savage (droite)

Les habitants de Contrecoeur ont d’autres inquiétudes vis-à-vis l’expansion du port, ayant créé le groupe et site web de Vigie Citoyenne Port de Contrecoeur/Montérégie. Leurs soucis par rapport à leur qualité de vie comprennent environ 1,200 camions lourds qui passeraient à travers la ville quotidiennement, ainsi que la perte de 20,000 arbres et 675 mètres de littoral.

Le gouvernement municipal a affirmé sa volonté de voir le projet aboutir, citant le gain économique.  « Cependant, le plus important à cette étape-ci est que le projet se réalise dans les règles, sans compromettre l’environnement naturel et la qualité de vie des Contrecoeurois. Nous prenons au sérieux notre rôle, et tenons à rassurer les citoyens que la Ville veille au grain », a-t-il dit à The Narwhal dans un courriel.

Au-delà de la protection du poisson endémique, auquel il a déjà dédié une partie considérable de sa carrière, une des inquiétudes principales de Branchaud est que l’accélération de ce projet ainsi que d’autres avec la loi C-5 pourraient esquiver les lois environnementales, même si l’administration portuaire dit que ce n’est pas le cas pour l’instant. Pour le biologiste, ceci irait en contre des valeurs concrétisées en loi à travers la Loi sur les espèces menacées en 2002.

« On est entré avec la nouvelle loi, on s’est donné la possibilité de contourner tout le cadre législatif environnemental du pays, bâti sur plus de 150 ans », a dit Branchaud. « La loi visant à bâtir le Canada pourrait éventuellement devenir la loi ayant détruit le Canada, non seulement au sens propre de détruire des éléments de notre patrimoine naturel mais aussi détruire toute cette démocratie-là qu’on a construite ».


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